Je mets en place ce fil pour tordre le cou à la conception naturaliste du culte gaulois qui s’est développée aux XVIII° et XIX° siècles et qui a cru trouver des arguments de choix dans la littérature antique, notamment dans le fameux passage de Pline évoquant la cueillette du gui.
Dans l’étude d’une religion, le sanctuaire joue un rôle important. Il traduit l’installation d’un culte dans une société donnée, et sur un territoire défini. Il distingue une religion établie de la simple religiosité populaire parfois encore empreinte de magie. Le lieu de culte est aussi un microcosme qui donne à sa façon une image idéale de la nature maîtrisée par l’homme avec l’aide des dieux et en leur honneur.
Son étude nous offre donc toutes les chances d’accéder aux caractères fondamentaux de la mentalité religieuse de nos ancêtres.
Les rares textes grecs et romains qui mentionnent explicitement des lieux de culte gaulois, c’est-à-dire ceux de César, de Pline et de Lucain, ont été détournés, sous l’influence de la conception naturaliste suscitée, de leur sens original par les spécialistes de la religion gauloise. Chez ces trois auteurs, ils ont voulu voir l’existence de forêts sacrées là où il n’est question que le locus consecratus « lieu consacré » et tout au plus de lucus « bois sacré ». Or ces termes sont riches de sens et viennent heureusement compléter les informations que nous livre l’archéologie.
Bien que la tournure locus consecratus soit peu évocatrice, elle a le mérite de signaler que l’auteur de langue latine a volontairement refusé d’utiliser les termes classiques de templum, aedes, fanum, adytum qui sont ceux qui désignent généralement des installations cultuelles, parce qu’il ne reconnaissait pas dans ces lieux gaulois l’image qu’on se faisait à Rome de la résidence d’une divinité. Cependant, locus consecratus, indique clairement une aire sacrée, un espace soigneusement délimité et réservé exclusivement à une divinité et au culte qu’on lui rendait.
De même le terme lucus désigne un sanctuaire marqué par un bois sacré, c’est-à-dire un lieu de culte artificiellement paysagé, et apporte la mention d’un aménagement végétal suffisamment remarquable pour que le lieu puisse passer pour un bois.
Strabon, lui, utilise deux fois le terme hieron à propos du sanctuaire de Toulouse et de celui d’une île située en face de l’embouchure de la Loire. Ce mot est une forme substantive d’un adjectif signifiant « sacré », il est employé le plus couramment dans les textes grecs concernant la religion, et est utilisé à propos d’ensemble plus ou moins complexe comprenant au moins une enceinte sacrée et un ou plusieurs bâtiments. Toujours à propos de Toulouse, Strabon emploie également le terme sekos qui signifie « enceinte » et est, à l’époque, le strict équivalent du mot temenos.
Diodore, dans le seul passage où il évoque les aménagements cultuels, emploie les deux mots « en tois hierois kai tois temenesin ». Temenos, à rapprocher du verbe temnein « découper », a un sens beaucoup plus précis bien connu, c’est le « terrain », la « propriété » devenu par la suite l’ « enceinte sacrée ». L’association par Diodore de ces deux mots, courant en grec, peut préciser des sanctuaires comprenant des aménagements architecturaux et des lieux de culte plus archaïque d’aspect, seulement matérialisés par une enceinte.
Ce vocabulaire latin et grec, s’avère donc relativement précis mais surtout il traduit bien, avec les difficultés lexicales que rencontraient les auteurs pour décrire une réalité qui leur était étrangère, ce que l’archéologie nous révèle aujourd’hui.
La fouille de l’ensemble cultuel de Gournay-sur-Aronde a fait apparaître d’emblée les principales caractéristiques des lieux de culte gaulois : enclos fossoyé doublé d’une palissade, autel creux, foyer, porche d’entré, restes sacrificiels et offrandes guerrières.
Par chance, la fouille de Gournay fut exhaustive : l’ensemble de la surface de l’enclos sacré fut fouillé, le fossé de clôture, richement comblé de restes sacrificiels et d’offrandes, fut entièrement dégagé et son matériel restauré et étudié. La publication qui suivit offrit une sorte de grille d’analyse, utilisable pour d’autres sites. Le nombre des sites qui se sont révélés montra rapidement que la structure de Gournay n’était nullement une exception mais plutôt un représentant du type « standard » du lieu de culte gaulois.
Ce lieu de culte est le seul jusqu’à présent à avoir été entièrement fouillé. Il est à ce titre exemplaire.
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L’enceinte sacréeComme tous les lieux de culte gaulois d’une certaine importance, celui de Gournay se caractérise avant tout comme un morceau de terre découpé au sol et, par conséquent, nettement séparé du monde qui l’entoure. Cet espace, d’une superficie qui varie de 250 m2 pour le plus petit (Limetz) à 2500 m2 pour le plus grand (Ribemont) ne diffère guère par sa taille des sanctuaires grecs et romains. Les téméné de l’Aphaion d’Egine, du Hiron de Délos, de l’Athénaion de Larisa, de l’Artemsion de Sparte ont une superficie comparable à celle de Gournay qui est d’environs 1500 m2.
Ce terrain est avant tout la propriété du dieu qui réside dans son sous-sol ou dans l’un des aménagements que l’homme lui a octroyés : temple, autel creux, bois sacré. Quelques hommes, les desservants et curateurs du sanctuaire, ont à charge la gestion de ce terrain et son entretien.
Le plan de l’enceinte affecte la forme d’un carré aux angles arrondis. Cette allure quadrangulaire s’explique, selon toute vraisemblance, par des considérations d’ordre astronomiques. L’ensemble des constructions, le temple et l’entrée principale, est orienté et chacun des côtés regarde une direction cardinale.
L’enclos se matérialise avant tout par un fossé qui va de la simple rigole jusqu’au fossé pouvant atteindre 5 m de largeur pour près de 4 m de profondeur. A Gournay il est d’environ 2,50 m de largeur pour une profondeur de 2,20 m.
Ce type d’enclos fossoyé, de plan quadrangulaire tire son origine de l’espace cultuel seulement dessiné au sol pour une activité temporaire. Ainsi dans l’Inde védique un nouvel espace sacré de forme quadrangulaire était consacré d’un simple trait sur le sol à chaque sacrifice. Le fossé est donc la forme primitive de ces installations symboliques s’établissant définitivement en un lieu. En tant qu’élément principal du sanctuaire primitif, on lui accorde le plus grand respect. Il est méticuleusement lambrissé et la longue fosse qu’il forme sert de réceptacle aux vestiges des trophées et aux restes sacrificiels. De barrière en creux qu’il était entre le monde sacré et le monde profane il devient un cordon constitué des déchets de l’activité cultuelle.
L’installation d’un mur de bois entourant l’espace sacré constitue une étape majeure dans la création du sanctuaire. C’en est quasiment l’acte fondateur. L’espace sacré devient réservé. Il est masqué à qui se trouve à l’extérieur. Désormais le sanctuaire divise les hommes en deux catégories ; ceux qui pénètrent dans l’enceinte et deviennent des initiés, et ceux qui demeurent dehors.
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Le porche d’entréeL’autre élément essentiel du sanctuaire est le porche d’entrée. Sur tous les sites cultuels observés, l’entrée montre un aménagement plus ou moins complexe qui va de la simple porte au véritable porche. C’est une construction semblable qu’il nous est donné de voir au sanctuaire de Gournay.
C’est un édifice tout à fait conséquent qui couvre le passage de l’entrée. De plan rectangulaire, ce bâtiment qui occupe le passage de l’entrée et vient couvrir le fossé extérieur à 8 m de longueur pour 5 m de largeur. Son volume comme son allure la fait ressembler à l’édifice qui recouvre l’autel
Ce porche indique clairement l’importance de ce lieu de passage qui permet la communication entre le monde profane et l’espace sacré. Des aménagements permettent des rites particuliers lui conférant un rôle de sas par lequel les participants au culte se purifient avant d’entrer dans le domaine divin.
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De l’autel creux au feu OffertoireTrès précisément au centre de l’enclos se trouve une grande fosse (l’autel creux) de plan ovalaire de 3 m par 4 m pour une profondeur de 2 m. Elle nous montre qu’ici, le sacrifice s’adresse à une divinité chtonienne. La victime, un bœuf, qu’on lui destine est seulement tué et offert tout entier, c’est-à-dire que les hommes ne participent pas au festin. Après la mise à mort, le cadavre de la bête est déposé pour qu’il pourrisse naturellement pendant une durée de six à huit mois. Après ce laps de temps, on prélève les os qui sont débarrassés de la plus grande partie de leur chair. L’essentiel de ces os sont rejeté dans le fossé-réceptacle de la clôture tandis que le crâne est mis à part.
La grande fosse a donc pour fonction première de faire communiquer les hommes et leur dieu par le truchement d’une victime qui pourrit et dont les humeurs alimentent ce dernier. C’est donc un autel creux, tel qu’on le connaît dans le monde grec lors des sacrifices chtoniens, l’eschara, mais c’est aussi l’équivalent exact de l’autel védique, un trou au centre d’une aire sacrée, trou où la divinité s’installe pour participer au sacrifice. Ainsi, chez les Gaulois du III° siècle av. j.-c., l’autel avait conservé la forme pure et archaïque des anciens temps indo-européens. Cet autel, bien que simple trou creusé dans le sol, est l’objet des soins les plus attentifs. Ses parois sont couvertes de douves de bois, comme un tonneau. Il est fermé d’un couvercle hors des périodes de sacrifices et est soigneusement nettoyé après le séjour de chaque victime. C’est un lieu parfaitement pur qui doit chaque fois accueillir une nouvelle victime. En Inde, cet autel creux, le vedi, est à chaque nouveau sacrifice consciencieusement nettoyé et recouvert d’une épaisseur de gazon qui constitue une couche pour la divinité.
Comme sur le site de Monmartin, à trois kilomètres de Gournay, un édifice similaire, quoique sensiblement plus petit, et contemporain les deux structures, fosse et foyer, coexistent côte à côte. Le foyer se trouve l’arrière de la fosse, au fond du bâtiment.
A la fin du I° siècle av. j.-c., la fosse centrale fut recouverte et remplacée par un grand foyer carré installe au sol.
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Le templeCe type de construction, se fit tôt ressentir. Car dans une région où les intempéries tout au long de l’année ne sont pas rare, un rituel qui exige le respect de règles contraignantes (dispositions des sacrifiants, de la victime, préparation de cette dernière, etc.) soulève de réelles difficultés : amener un bœuf par temps de pluie ou de neige sur un terrain glissant, l’orienter convenablement au bord de la fosse, le faire assentir à son propre sacrifice, le tout dans une atmosphère recueillir, devaient souvent tenir de la gageure.
D’où la nécessité d’un abri protégeant l’ensemble de l’autel, soit une surface d’une quarantaine de mètre carré.
Au cours de la seconde moitié du III° siècle, une solution minimale fut retenue : on installa une simple toiture au-dessus de l’aire sacrificielle, de façon à bouleverser le moins possible le plan existant et de ne pas trop perturber le sous-sol, domaine de la divinité. Ce premier aménagement, à proprement parler architectural, améliora singulièrement le sacrifice dans son fonctionnement. Les poteaux qui soutenaient la toiture avaient probablement l’allure de colonnes. Ces colonnes de bois, notamment sur la façade orientale, faisaient ressembler la construction à quelque temple classique, si la toiture était en bâtière ménageant un fronton au-dessus de la façade.
Dans le courant du II° siècle le sanctuaire de Gournay a connu un profond réaménagement. La palissade extérieure a été reconstruite en même temps que le porche d’entrée. Le « temple » n’a pas échappé à ce programme de reconstruction : l’édifice a été entièrement refait. Le plan du nouveau bâtiment ne respecta pas celui du précédent mais seulement son emplacement. On le fit quadrangulaire et on le dota de trois murs de torchis sur les côtés sud, ouest et nord. Cet édifice fermé en partie avec sa colonnade de bois ressemblait cette fois beaucoup plus à un temple classique même si l’autel se trouvait à l’intérieur et non à l’avant du temple comme dans le monde gréco-romain.
La création de ces trois murs s’explique aussi en partie, par la présence du foyer à proximité de l’autel creux.
Voilà ce que nous pouvons dire des lieux de culte gaulois.
Nous pouvons constater que nous sommes bien loin des images d’Epinal qui veulent que le druide officie dans une clairière naturelle, au fin fond d’une forêt ou, pire, dans un cercle de pierres.
Les druides avaient des sanctuaires, des espaces sacrés, des temples. De véritables lieux de culte qui n’avaient rien à envier aux structures gréco-romaines.
Soutenir, de nos jours, avec tout ce que l’archéologie nous a livré, que les druides rendaient grâce aux dieux là ou ils les rencontraient, c’est-à-dire aux tréfonds d’une sylve protectrice, aux bords d’un lac, sans que ce lieu ne trahisse un choix et un aménagement permanent volontaires n’est pas acceptable.